Rivarol n°3559 du 29/3/2023
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Rivarol n°3559 du 29/3/2023 (Papier)

Editorial

Vers un nouveau Mai 68 ?

BIS REPETITA. Après le soulèvement des gilets jaunes à l’automne 2018 au début de son premier quinquennat, Emmanuel Macron fait face à une large fronde moins de cinq ans plus tard, quasiment dès les commencements de son second mandat. La première fois, le chef de l’Etat avait réussi, non sans mal, à éteindre l’incendie en sortant — un peu — le porte-monnaie, en discréditant en partie le mouvement d’insurrection populaire avec les déprédations et les pillages des Black Blocs et en ouvrant à l’infini des débats, notamment auprès des élus locaux, ne débouchant sur rien. L’ancien banquier d’affaires de chez Rothschild parviendra-t-il une nouvelle fois à résister à la colère du pays contre lui et à ramener le calme ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais il lui sera sans doute plus difficile cette fois de neutraliser le vaste mouvement de contestation. D’abord parce que l’Elyséen est beaucoup plus usé qu’en 2018. Ses six ans de mandat pèsent lourd dans la balance et la défiance voire la haine envers lui ont décuplé depuis. Il faut dire que ce grand bourgeois au service du capitalisme mondialisé et de la finance anonyme et vagabonde, de ce que l’ami Hannibal appelle à juste titre la révolution arc-en-ciel, a le don d’exciter les antagonismes et d’aviver les tensions. C’est à se demander s’il le fait exprès dans une stratégie délibérée d’affrontement et de chaos dont il espère au final bénéficier.
Etait-il ainsi adroit, lors de son intervention aux journaux télévisés de 13 heures de TF1 et de France 2 le mercredi 22 mars (qui se souvient encore du mouvement du 22 mars 1968 qui a commencé à Nanterre et qui a débouché sur les événements insurrectionnels de mai ?), à la veille de la journée de grève et de mobilisation organisée par l’intersyndicale, d’affirmer, contre l’évidence des faits et contre le ressenti des classes populaires, qu’on vivait mieux en étant payé au smic sous sa présidence qu’auparavant, alors même que les prix de l’alimentaire et de toutes les denrées de première nécessité ne cessent de flamber ? Etait-il pareillement nécessaire de marteler que sa réforme des retraites, désormais adoptée par le Parlement, à la suite de la rejet de la motion de censure à neuf voix près, devra impérativement être mise en œuvre, et ce dès la fin de l’année  ? Lorsqu’une réforme, qui de surcroît ne fera économiser au mieux qu’une dizaine de milliards d’euros, est massivement rejetée par le pays, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, qu’on ne trouve même pas une majorité simple à l’Assemblée nationale pour l’entériner, qu’elle met le pays à feu et à sang — même s’il y a aussi d’autres motifs à cette insurrection populaire — avec des débordements de plus en plus violents et incontrôlés, qu’on est incapable de l’expliquer et de convaincre, est-il sage, est-il raisonnable, est-il prudent de s’entêter ? Car on ne sait pas jusqu’où peuvent aller les scènes de guérilla et de chaos auxquelles on assiste depuis quelques semaines, avec une aggravation constante de jour en jour. Le jeudi 23 mars, lors de la neuvième journée de mobilisation nationale contre la réforme des retraites, on a ainsi recensé plus de 150 mises à feu seulement dans la capitale, la porte d’enceinte de la mairie de Bordeaux a été, quant à elle, la proie d’un incendie géant et spectaculaire, le commissariat et le tribunal administratif de Lorient ont également été la proie des flammes. Dans les grandes métropoles et même dans beaucoup de villes moyennes, le mobilier urbain a été dégradé, saccagé : poubelles incendiées, surtout à Paris où la grève des éboueurs dure maintenant depuis plus de trois semaines et où les tonnes de détritus s’accumulent, ce qui donne une image catastrophique de notre pays aux touristes séjournant dans la capitale, abris-bus et kiosques détruits, magasins pillés, forces de l’ordre attaquées. A Sainte-Soline, samedi dernier, dans le cadre d’une manifestation contre une retenue d’eau dans les Deux-Sèvres, on a assisté à des scènes d’une extrême violence. On compte de nombreux blessés, dont certains grièvement, tant parmi les gendarmes que chez les manifestants.

ON OBSERVE encore une fois en grandeur nature que lorsque la gauche et l’extrême gauche manifestent, il y a quasiment toujours beaucoup de violences contre les biens et les personnes. Le ministre de l’Intérieur, Gérald Moussa Darmanin, a mis en cause des groupes d’extrême gauche, d’ultra-gauche qui veulent « casser du flic », tuer des policiers. Pour le coup, c’est parfaitement exact. Mais comment se fait-il alors que, jusqu’à présent, le titulaire de la Place Beauvau n’a dissous, par dizaines, que des groupements et des associations dits d’extrême droite qui ne représentaient objectivement aucun danger pour la sûreté de l’Etat, qui n’avaient commis aucune violence, aucune dégradation, aucun acte de guérilla urbaine ou de terrorisme, aucun assaut contre les forces de l’ordre ou contre des bâtiments publics ? Le préfet de police de Paris, le calamiteux Laurent Nunez, avait ainsi interdit de manière préventive début février une marche pacifique aux flambeaux pour commémorer les événements tragiques du 6 février 1934 dans la capitale, en arguant du fait que le mouvement organisant cette manifestation, Les Nationalistes, faisait sienne une idéologie anti-républicaine mettant en danger l’Etat et l’ordre public. De qui se moque-t-on ? Qui aujourd’hui sème partout le chaos dans le pays, sinon des groupes d’ultra-gauche, les antifas, les autonomes, les anarchistes et les Black Blocs ?
Comment se fait-il que tous ces groupes dont on connaît pourtant l’extrême dangerosité et l’activisme débridé n’ont jamais fait l’objet de la moindre surveillance sérieuse ni d’une quelconque mesure d’interdiction ? Jusqu’à présent les media faisaient largement état du danger prétendument extrême représenté par l’extrême droite qui fomenterait des complots (tout à fait fantasmés) visant à renverser par les armes le régime actuel et en revanche ne soufflaient mot de la violence, elle bien réelle, de l’ultra-gauche ? On notera d’ailleurs l’extrême complaisance des grands media audiovisuels envers les violences d’une partie des manifestants radicalisés et, à l’inverse, la dénonciation très appuyée de supposées violences policières. Il en va tout autrement lorsqu’il s’agit de la droite et de l’extrême droite, toujours coupables, toujours suspectées des pires crimes. Pourtant, que l’on sache, les manifestations de 1983-1984 en faveur de l’école libre ou celles de 2012-2013 de la Manif pour tous contre la loi Taubira instaurant le “mariage” homosexuel n’ont jamais été accompagnées de la moindre violence, du moindre débordement. Il n’y a jamais eu aucun pillage, aucune destruction de biens, aucun assaut contre les forces de l’ordre. De même, lorsque le Front national, ou d’autres groupements de droite nationale, défilaient chaque année dans les rues de la capitale, à l’occasion de la Fête de Jeanne d’Arc, il n’y a jamais eu de scène de guérilla ou de pillage ou d’attaque contre les forces de l’ordre. Contrairement à ce qui se passe quand la gauche et l’extrême gauche manifestent car ce courant de pensée est, qu’on le veuille ou non, consubstantiel au désordre, à la chienlit et à l’anarchie. Même les gilets jaunes des ronds-points en 2018 ne se livraient pas à des violences, si ce n’est parfois contre quelques radars automatisés persécutant les automobilistes. C’est l’intrusion des Black Blocs dans le mouvement qui en a changé l’âme et en a hélas assuré l’échec.

ALLONS PLUS LOIN : la réalité, c’est que tous ces groupes antifas et consorts sont paradoxalement les chiens de garde du régime actuel, du capitalisme mondialisé, les alliés objectifs de la Macronie. Les Black Blocs qui cassent tout et donnent une image catastrophique au mouvement de contestation contre la réforme des retraites, d’autant que les images de leurs méfaits sont très médiatisées et longuement commentées, notamment sur les chaînes d’information continue, servent objectivement Macron qui peut apparaître, aux yeux d’une partie de la population apeurée voire traumatisée par ce spectacle, et notamment beaucoup de gens âgées qui, eux, votent à toutes les élections, comme le garant de l’ordre et de la légalité. Ce qui est un comble quand on voit ce qui se passe actuellement. Le président de la République a même été contraint au dernier moment d’annuler piteusement la visite du roi d’Angleterre, Charles III, car sa sécurité n’était pas assurée.
Quelle humiliation pour la France, d’autant que le successeur d’Elisabeth II va finalement réserver son premier voyage officiel à l’Allemagne ! Comment le chef de l’Etat et le gouvernement peuvent-ils prétendre assurer l’ordre public, la paix et la concorde civiles, alors même qu’ils sont incapables de sécuriser le séjour dans notre pays d’un souverain ? Il est toutefois plus sage dans les troubles actuels d’avoir reporté cette visite, en principe au début de l’été, car d’éventuels débordements sur le passage du roi eussent été calamiteux pour l’image de notre pays dans le monde, image déjà fortement dégradée par les événements présents, les télévisions du monde entier montrant les images d’une France prenant feu de toutes parts, au propre comme au figuré. Et le spectacle d’un dîner de gala à Versailles, affichant un luxe et un apparat ostentatoires, avec Macron et Charles III buvant une coupe de champagne devant un parterre d’invités triés sur le volet au milieu des dorures du palais de nos rois, eût agi comme un chiffon rouge accroissant encore la colère des manifestants. Car si le report de l’âge de départ à la retraite, de 62 à 64 ans, et l’allongement des annuités de cotisation pour bénéficier d’une pension à taux plein, ne sont pas forcément insupportables en soi pour des professions intellectuelles et pour des actifs étant rentrés tard sur le marché du travail, en revanche, ils le sont pour des millions de salariés et même d’indépendants exerçant des métiers manuels et pénibles, souvent peu rémunérés, qui ont de surcroît commencé à travailler très jeune et qui, à la soixantaine, ont déjà souvent le dos cassé, des tendinites et ne tiennent fréquemment qu’à force d’analgésiques et d’anti-inflammatoires. Pour eux, travailler deux ans de plus, sans espérer au final une meilleure retraite, est un douloureux sacrifice d’autant plus difficile à accepter qu’au sommet de l’Etat règnent le cynisme et l’arrogance d’un petit marquis poudré au service exclusif des marchés financiers.

RESTE à savoir comment cette crise peut désormais évoluer. Se dirige-t-on vers un nouveau Mai 1968 ? Ce n’est pas totalement impossible. A cette différence près que Macron n’est pas De Gaulle et que, contrairement à ce dernier, il aura bien du mal à obtenir une majorité absolue en cas de dissolution de l’Assemblée. De plus, en cinquante-cinq ans, l’état du pays s’est considérablement dégradé et on voit mal actuellement qui pourrait le redresser. Un gouvernement de la NUPES, par sa politique gauchiste et encore plus immigrationniste et LGBTiste que la Macronie aggraverait encore les choses et détruirait nos ultimes et maigres lambeaux de liberté. Quant à un gouvernement du Rassemblement national, outre qu’il y aurait en son sein un manque criant de compétences, il ferait certainement face à des troubles très grands dans le pays, la gauche et l’extrême gauche n’acceptant pas cette situation et le faisant savoir haut et fort sans ménagement.
De toute façon, de nouvelles élections législatives déboucheraient très probablement sur un Parlement encore plus fracturé et ingouvernable, le pays étant divisé entre trois courants politiques de force à peu près égale et incapables pour l’heure de s’entendre entre eux. Et on n’aperçoit pas davantage d’homme providentiel à l’horizon. Lequel d’ailleurs ne se décrète pas mais se sécrète. Quant à l’Armée, il semble vain de compter sur elle pour rétablir l’ordre et surtout pour instaurer un régime conforme au bien commun et à la morale naturelle. C’est dire qu’à vue humaine, les perspectives n’ont rien de réjouissant même si on ne sait jamais avec certitude ce qui peut au final déboucher du chaos actuel, de ce qu’il faut bien appeler une crise de régime, car l’histoire est par définition le théâtre de l’imprévu et de l’inconnu.[…]


RIVAROL, <jeromebourbon@yahoo.fr>.

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Billet hebdomadaire

Ce que révèle la crise actuelle provoquée par la réforme des retraites

La convulsion suscitée par la réforme macronienne du régime des retraites a ouvert une crise politique telle que notre pays n’en avait pas connue depuis plus depuis cinquante-cinq ans. Mai-1968 avait donné le signal d’un bouleversement des mœurs et des normes des rapports sociaux et professionnels, et de l’irruption de l’individualisme effréné, de l’hédonisme, du jeunisme et de la culture de masse (culture de toc), sans provoquer un quelconque bouleversement des institutions politiques. Au contraire, la présente crise remet sérieusement en question ces institutions, et surtout en révèle les vices fondamentaux, qui les rendent vulnérables. Notre pays, qui se targue d’avoir donné au monde la démocratie, se révèle aujourd’hui ingouvernable, incapable de satisfaire les attentes de notre peuple et d’obtenir de lui son consentement pour l’élaboration d’une politique apte à la conciliation de ses aspirations et des contraintes de la nécessité. D’où le climat de révolte que nous connaissons présentement, manifesté par des grèves et des défilés et la quasi-impossibilité pour le gouvernement de trouver à l’Assemblée nationale une majorité favorable à son projet de loi.
À vrai dire, une telle situation de blocage était prévisible depuis longtemps et devait fatalement se produire tôt ou tard. Elle a au moins l’avantage de montrer à quel point les Français sont inaptes à la démocratie, et quelle imposture celle-ci constitue.
La France n’est pas la Grande-Bretagne. En Angleterre, dès le début du XIIIe siècle, les barons imposèrent au roi la Carta Magna restreignant ses pouvoirs. En 1641, le Parlement anglais adressa à Charles 1er une Grande Remontrance visant à contrer son despotisme, à accepter son contrôle et à respecter quelques libertés essentielles. En 1689, le Bill of Rights fondait le régime libéral et parlementaire outre Manche.
Un siècle plus tard, le Bill of Rights américain complétait la constitution que les Etats-Unis s’étaient donnée en 1787.
Rien de tel ne s’est produit dans notre pays. En France, les élites bourgeoises “éclairées” des “Lumières”, des salons de lecture, des académies parisiennes et provinciales, des sociétés de pensée et des loges maçonniques ont dû abattre une monarchie absolue rétive au partage de l’autorité et à la libéralisation des idées, des croyances, de la vie économique et de la vie politique pour s’emparer du pouvoir par la violence d’une révolution sanglante qui porta la guerre dans toute l’Europe et lui permit de soumettre l’État à ses vues et à sa conception de l’homme et de la société, envisagée sous un angle universel et abstrait. Cette spécificité française a été lourde de conséquences. La République, qui en est sortie, fille de l789, de la Terreur, du Consulat et de l’Empire napoléonien, s’est présentée comme un régime théoriquement démocratique et libéral, mais également et surtout autoritaire, jacobin, héritier du régime d’exception de la Convention et de la dictature de Bonaparte, et héritier aussi, à bien des égards, de l’absolutisme monarchique que ses fondateurs avaient jeté bas. Premier mot de la devise républicaine, inscrit plus tard en capitales d’imprimerie au fronton des édifices publics, la LIBERTÉ ne laissait aucune place aux libertés concrètes, cependant que l’ÉGALITÉ théorique laissait subsister toutes les inégalités sociales de fait et s’accommodait de l’institution d’une société d’ordres, fortement hiérarchisée, aux mains de la classe politique, des dirigeants et des hauts fonctionnaires. Le pouvoir politique, théoriquement démocratique, conservait sa majesté et restait celui qui bridait la liberté individuelle, décidait souverainement, s’imposait aux citoyens, et était par là leur ennemi potentiel. C’était le fameux face-à-face du citoyen et de l’État, et la situation permanente du « citoyen contre les pouvoirs », suivant le titre du livre d’Alain qui a décrit cet état de fait. Cela seul suffisait à attiser l’esprit d’indiscipline, de contestation, de révolte, d’individualisme exacerbé, et donc la discorde. De plus, cet esprit d’insubordination ruptrice se trouvait encore renforcé par la promesse de l’institution d’une société non seulement démocratique et libérale, mais égalitaire au nom de l’égale dignité des hommes et du droit, lui-même étayé sur le principe d’égalité. Cette promesse n’était pas le seul fait des révolutionnaires extrémistes comme les hébertistes, les robespierristes ou les babouvistes, elle se trouvait chez Rousseau et, sous une forme implicite, alambiquée et diluée, dans toute l’œuvre des “philosophes” du XVIIIe siècle, lesquels, bien qu’ils ne fussent nullement démocrates, n’annonçaient pas moins, de par l’application de leurs idées, l’avènement d’une société fondée sur le droit, la justice et l’égale dignité de tous les hommes, en lieu et place de la société d’ordres d’Ancien Régime. D’ailleurs, la Convention montagnarde (1793-1794) et le constitution de l’An III avaient réalisé pour un temps une mouture de base d’une telle société égalitaire, malgré la terreur sur laquelle elle reposait. Si bien que, en définitive,la République, devenu le régime définitif de la France à partir de 1879, et la société de droit, organisée selon les idées des “Lumières” et l’œuvre de la Révolution et du Consulat, apparaissaient comme coupables d’une double forfaiture : elles ne tenaient pas cette promesse d’égalité juste et fraternelle, et reposaient sur un pouvoir autoritaire assénant ses décisions, brimant les citoyens et détenu par une caste de politiciens et de hauts fonctionnaires recréant une manière de monarchie d’Ancien Régime. Alors que dans les pays occidentaux de niveau comparable à celui du nôtre, la démocratie résulte d’une lente évolution et d’une adaptation progressive aux diverses étapes de celle-ci, compatible avec les limites objectives imposées par le principe de réalité, en France, elle se présente comme, d’une part considérée comme inachevée, voire viciée et spécieuse en raison de ces mêmes limites, obstacles à l’édification promise d’une société idéale, d’autre part comme devant constituer, au nom de cette promesse et des principes de dignité, d’égalité et de justice, une opposition permanente au pouvoir politique en place, et par tous les moyens : critiques écrites et verbales, compétition électorale, obstruction parlementaire, contestations juridiques, meetings, défilés, manifestations, grèves, etc. Les Français inclinent à penser, le plus spontanément du monde, que la démocratie doit toujours aller de l’avant dans la voie de l’égalité et du progrès social. Ils s’accrochent à leurs “conquêtes” et à leurs “acquis” et ne supportent pas leur remise en question, même partielle et dictée par les dures lois de la nécessité. Dès lors, tout consensus est impossible, et la France est ingouvernable. À quoi s’ajoutent les séquelles morales liées à l’autoritarisme étatique légué par la Révolution française, le Consulat et le Premier Empire d’une part, la monarchie absolue d’Ancien Régime d’autre part, et dont la conséquence est que nos compatriotes ne conçoivent la véritable égalité républicaine fondée sur la justice sociale que comme l’accès de tous aux situations les plus élevées et les plus gratifiantes (ou à leurs équivalents), et rêvent tous d’occuper des positions propres à les distinguer (au sens bourdieusien du terme) de par les privilèges, revenus et autres signes visibles d’éminence. Cela seul, à leur esprit, atteste de la reconnaissance de leur dignité d’homme (ou de femme) et de citoyen républicain. Les Français ne distinguent pas la dignité d’homme (égale en tous les hommes) de la position sociale (forcément incluse dans une hiérarchie sociale, inégalitaire par nature), ne distinguent pas corollairement, l’égalité de droit de l’égalité sociale, et ne comprennent pas que la démocratie ne peut pas devenir un système idéal qui donne satisfaction à tous et à chacun en particulier, et résout tous les problèmes sans exiger aucun sacrifice et sans, parfois, revenir sur certains acquis ou sur leur portée.

NOTRE PRÉTENDUE DÉMOCRATIE SE RÉVÈLE, EN FAIT, UNE DÉMOCRATURE

On ne peut gouverner un pays peuplé d’êtres pétris de contradictions, utopistes égalitaires rongés par l’obsession révolutionnaire mais aristocrates de désir, tiraillés entre socialisme et individualisme, et, pour cette raison, perpétuellement insatisfaits et contestataires. Un tel pays, le nôtre, est le plus bloqué, le plus “coincé” du monde. Mais il lui faut bien se débloquer, volens nolens, s’il veut sortir d’une paralysie qui peut mener à la décrépitude. D’où cette tension constitutionnelle entre le peuple et l’État, la réduction de la vie politique à la liberté de manifester, de s’opposer verbalement au pouvoir et de faire campagne lors des élections, le caractère radical de l’affrontement entre ce dernier et l’opposition, l’impossibilité de tout compromis sérieux, l’institution d’une monarchie républicaine élective, le confinement du Parlement à un rôle de chambre d’enregistrement, et l’inscription, dans notre constitution, du fameux article 49-3 permettant au gouvernement d’imposer ses lois sans vote des représentants de la nation. À la différence de ses voisins européens ou des pays d’Amérique du nord, la France n’est pas une démocratie, mais une démocrature, mélange inavoué et honteux de démocratie et de dictature. Tel est le résultat d’une histoire politique chaotique qui a fait passer notre pays du stade de monarchie absolue à celui de république monarchique sous-tendue par le rêve d’une démocratie utopique et, pour cette raison même, habitée par une tension constante entre le peuple et l’État et minée par un esprit pérenne de contestation et de revendication rendant impossible tout consensus durable, sauf sur les fameuses « valeurs de la République », dont tous les notables politiques nous rebattent les oreilles.

UNE DÉMOCRATURE POUSSÉE À SON COMBLE AUJOURD’HUI

Le caractère de démocrature de la France, déjà présent dans la constitution de 1958 telle que l’avait conçue le général de Gaulle, n’a cessé de s’affirmer toujours plus au fil des décennies. Et l’adoption par référendum du quinquennat (24 septembre 2000), conçu pour faire coïncider les élections présidentielle et législatives, a eu pour conséquence la subordination des secondes, désormais destinées simplement à donner au président élu une majorité de députés à sa disposition, sur la première, celle de la désignation du maître tout-puissant de notre pays, doté de tous les pouvoirs et décidant seul de la politique de la nation. Les Français sont censés élire leur maître, puis lui donner une majorité parlementaire dévouée. Aujourd’hui, ce caractère de démocrature est poussé à son comble. Car le président impose, le plus constitutionnellement du monde, une réforme non seulement non adoptée par l’Assemblée nationale, mais rejetée par l’immense majorité des citoyens de notre pays. Jamais le caractère caricatural (le terme d’“hypocrite” conviendrait peut-être mieux) de notre démocratie républicaine n’est apparue en aussi pleine lumière, avec un chef de l’État omnipotent qui impose ses mesures contre la volonté de tous (les élus comme les citoyens), ainsi que le ferait un monarque absolu ou un despote. En 1967, Valéry Giscard d’Estaing dénonçait « l’exercice solitaire du pouvoir » par le général de Gaulle. Ce dernier apparaît aujourd’hui comme un amateur en la matière, au regard du comportement de l’actuel locataire de l’Élysée.
Voilà à quoi a abouti la conception française de la démocratie, fruit d’une histoire sans évolution graduelle, marquée par une révolution porteuse d’une utopie irréalisable, et qui nous a fait passer sans transition d’une monarchie absolue à une démocratie à la fois grevée de toutes les illusions égalitaires et du legs hiérarchique et aristocratique de la monarchie et de la société d’ordres d’Ancien Régime. Ce que nous vivons aujourd’hui est la dernière extrémité, l’ultime conséquence de la constitution de la Ve République, laquelle s’est pourtant présentée, lors de son élaboration, comme le seul régime républicain viable (on se souvient, en effet, des incuries monstres des IIIe et IVe Républiques).

UNE CRISE DE RÉGIME

Et cette dernière extrémité annonce peut-être la fin du régime.
Notre démocratie française, depuis toujours lourde d’ambiguïtés, de contradictions avérées et de conflits potentiels, finit par devenir aujourd’hui intenable, génératrice de possibles conflits, notamment entre le pouvoir et le peuple et, en définitive, de chaos. Assurément, nous vivons une crise politique majeure, qui se présente comme une crise de régime. Cette crise pourrait sceller la fin non seulement de la Ve République, cette république plébiscitaire et monarchique voulue par le général de Gaulle, mais celle de la république française tout court, de la conception et de la pratique françaises de la démocratie, qui, avec de Gaulle, en appelait au peuple contre le Parlement, et est aux mains d’une manière de monarque omnipotent qui se joue de celui-ci comme de celui-là, et impose ses décisions à coups de 49-3. Ce trop fameux article de notre constitution, que de Gaulle et les constituants de 1958 jugèrent indispensable pour éviter les blocages parlementaires indignes, partisans et bassement politiciens si fréquents sous les IIIe et IVe Républiques, blocages découlant du blocage psycho-politique fondamental (devenu constitutif de notre ADN) né de toutes les illusions et contradictions de notre histoire en laquelle une révolution se substitua à une évolution graduelle et légua à notre peuple le prurit révolutionnaire avec l’obsession nostalgique de l’utopie.

LA DISPARITION DES MYTHES QUI SOUTENAIENT LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

En vérité, notre république, la Ve surtout, n’a duré qu’autant qu’y ont régné les diverses formes de cette utopie, autant de mythes, hors du réel comme tous les mythes, mais qui ont été pour elles de puissants adjuvants. Elle a duré parce que les Français révéraient en elle la destructrice de la monarchie absolue (calomniée par l’école ferryste et l’Université) et, dans une perspective jaurésienne, croyaient qu’elle ne cesserait de s’améliorer jusqu’à accoucher d’une société socialiste idéale. Elle a duré aussi parce que les mêmes Français croyaient en la vertu des élections et de l’alternance démocratique, et s’imaginaient qu’ils pouvaient, par leur vote, renvoyer un gouvernement jugé par eux néfaste à leurs intérêts, et en choisir un autre à leur main. Ils pensaient ainsi résoudre les problèmes du jour, les faire disparaître comme on révoque un ministère.
Aujourd’hui, ils sont acculés, et la classe politique avec eux. Ils découvrent le caractère implacablement présent, pérenne et incontournable du principe de réalité, et comprennent (ont compris depuis longtemps) qu’il ne suffit pas d’un scrutin présidentiel ou législatif pour résoudre les problèmes et pour éviter les sacrifices imposés par les tentatives (les “réformes”, entre autres) mises en œuvre pour tenter de les résoudre (les résoudre partiellement, du reste). Victimes de l’évolution générale du capitalisme mondial, sans frontières ni zones vraiment protégées, orphelins de la défunte société de consommation et de l’État-providence, déçus par la gauche (amenée à accepter les dures règles du néolibéralisme planétaire) et par la droite (dont les politiques ne ramènent pas la prospérité des années 1960), ils s’abandonnent à la déréliction, à la “morosité” (pour reprendre un terme cher aux journalistes), au désespoir et à la résignation, cette dernière laissant place à la révolte lorsque nos dirigeants remettent en question les plus fondamentaux, les plus sacrés des acquis sociaux, comme l’âge de départ à la retraite ou le nombre d’annuités nécessaires pour l’obtention d’une pension décente. Désillusionnés, ne croyant plus à rien ni en personne, se sentant floués, trompés, trahis, persuadés de l’impuissance des politiciens de tous bords à résoudre les grands défis du temps présent tout en préservant leurs intérêts, convaincus, par l’expérience et près de quarante ans de déceptions, de la vanité des élections, ils s’abstiennent en nombre toujours croissant lors des grands rendez-vous électoraux. […]

Paul-André DELORME.