

LES BOULEVERSEMENTS que l’on impose depuis quelques décennies à notre civilisation, aux consciences et aux mentalités sont considérables, d’une profondeur inouïe et leurs conséquences sont incalculables. En 1967 la légalisation de la pilule contraceptive a découplé la sexualité de la procréation. Les effets désastreux sur le corps social, sur la cellule familiale, sur le couple ont été incommensurables et ils sont encore loin d’être terminés. Moins de dix ans plus tard, en 1975, le 17 janvier, l’avortement fut dépénalisé. Pour une mère tuer le fruit de ses entrailles devenait légal. La désacralisation de l’enfance, avec les enlèvements et meurtres de tout-petits qui n’ont eu de cesse de se multiplier ces dernières décennies, est une des conséquences de cette législation criminelle. Moins de six mois plus tard, le 11 juillet 1975, le divorce par consentement mutuel était instauré. Cette législation a conduit à une explosion des divorces et des séparations. Car, contrairement à ce que beaucoup de gens croient, la loi change les mentalités. Et très rapidement, très profondément. Pour le grand public ce qui est légal est moral, ce qui est permis ne peut être un mal. La dépénalisation de l’homosexualité date, quant à elle, du 4 août 1982. Une proposition de loi a été votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le 7 mars 2024, « portant reconnaissance par la Nation et réparation des préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 ». Manifestement le Parlement n’a rien de plus urgent et de plus important à faire !
Depuis la loi de dépénalisation de 1982, on est allé toujours plus loin dans la promotion de l’inversion avec le vote du Pacs en 1999, la création d’un délit d’homophobie en 2004, le “mariage” homosexuel en 2013, l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux lesbiennes en 2021. Car le mal n’a pas de limite. Il en est allé de même avec l’avortement, légalisé en 1975, remboursé à 80 % en 1982, puis à 100 % depuis 2012, protégé par une loi d’exception, la loi Neiertz, en 1993, interdisant des prières et des rassemblements pacifiques contre ce crime à moins de trois cents mètres des avortoirs. Et le prétendu « droit à l’avortement » est inscrit dans la Constitution depuis le 8 mars 2024, quatre jours après que les députés et sénateurs réunis en Congrès à Versailles eurent massivement approuvé par leurs votes la constitutionnalisation du massacre des innocents.
UN DEMI-SIÈCLE très exactement après la dépénalisation de l’avortement, le Parlement français s’apprête à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté. On s’en prend ainsi aux deux bouts de la vie. Des enfants avortés aux vieillards euthanasiés, la boucle est bouclée. Interrompu par la dissolution de juin dernier, la proposition de loi dite pudiquement sur la fin de vie est revenue le mercredi 9 avril sur le bureau des députés. Il est question d’une « aide active à mourir ». Initialement la proposition de loi sur les soins palliatifs et sur l’euthanasie ne faisait qu’une. Le Premier ministre François Bayrou a préféré qu’il y eût deux documents distincts pour accorder la possibilité à chaque parlementaire de « voter sur chacun de ces deux textes différemment ». On sait que le Béarnais qui se définit comme catholique pratiquant et père de famille nombreuse est très mal à l’aise avec cette proposition de loi dépénalisant l’euthanasie et le suicide assisté. C’est pourquoi il a tenu à ce que le texte sur le renforcement des soins palliatifs soit débattu et voté séparément. Toutefois le président du Modem est avant tout un démocrate-chrétien, donc plus démocrate que chrétien, et à ce titre il considère que la religion et la morale doivent rester dans la sphère privée et ne pas déborder dans le champ public où doit s’appliquer une stricte laïcité. Cette position est un non-sens qui conduit à une forme d’apostasie pratique. Car la loi de Dieu et les préceptes moraux valent 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et pas seulement le dimanche à la messe ou dans l’intimité de son foyer. C’est ce genre d’idées fausses et pernicieuses qui conduit d’avance à toutes les démissions, à toutes les abdications.
Une fois franchie l’étape de l’examen en commission, les deux textes seront examinés dans l’Hémicycle à partir du 12 mai pour les soins palliatifs, et du 19 mai pour l’aide active à mourir. Les députés devront ensuite se prononcer sur chaque volet par un vote solennel le même jour, le 27 mai. Une manière, assure-t-on, de déminer les tentatives d’obstruction parlementaire qui bloqueraient celui dit sur la fin de vie. L’affaire semble bien mal engagée pour les tenants de la vie de la conception à la mort naturelle et il y a tout lieu de craindre que l’euthanasie ne soit légalisée cette année. Et l’on sait qu’à partir du moment où la loi sera adoptée, tous les maigres et hypocrites verrous résiduels sauteront les uns après les autres. Comme pour l’avortement qui a été autorisé jusqu’à dix semaines de grossesse, puis jusqu’à douze, puis jusqu’à quatorze, qui était présenté au départ comme un pis-aller, réservé aux cas de détresse, précédé d’un entretien, d’un délai de réflexion et qui est devenu depuis un droit fondamental, à valeur constitutionnelle. Comme pour la sacralisation de l’homosexualité où l’on a procédé par paliers successifs avec le Pacs, le mariage pour tous, la PMA (procréation médicalement assistée) et on en est aujourd’hui à glorifier la transsexualité et à défendre le principe de la GPA (gestation pour autrui).
A CE STADE, les parlementaires ont fixé cinq critères cumulatifs pour accéder à « l’aide active à mourir » : être âgé d’au moins 18 ans (donc à moins de vingt ans, on peut demander à être tué, quel monde affreux ! Et on sait que désormais, aux Pays-Bas notamment, on peut être euthanasié en étant mineur, cela arrivera chez nous aussi, ne nous berçons pas d’illusions, et sans même l’autorisation préalable des parents, sans même parfois qu’ils soient au courant !) ; être français ou résidant en France ; être atteint d’une « affection grave et incurable, qui engage le pronostic vital, en phase avancée ou terminale » ; cette dernière provoquant une « souffrance physique ou psychologique » réfractaire aux traitements ou insupportable ; être apte à manifester sa volonté de façon libre et éclairée. Une définition légèrement différente de ce que proposait le projet de loi dont procède le texte d’Olivier Falorni. Porté au printemps 2024 par le ministre de la Santé, l’ex-LR Catherine Vautrin (qui était naguère opposée au « mariage pour tous », les convictions et positions de ces politiciens sont décidément à géométrie variable), il prévoyait que ce pronostic vital fût engagé « à court ou moyen terme » — avec la notion de « moyen terme », on ouvre vraiment la porte à tout et n’importe quoi. De même, évoquer « une souffrance psychologique », par nature subjective, permettra à qui le veut d’être supprimé. Et qu’entend-on également par « phase avancée » ? La notion est volontairement floue et imprécise pour permettre un maximum d’actes euthanasiques.
Et le corps médical qui a en principe pour mission de soigner et de guérir et ne doit pas donner la mort, selon le serment d’Hippocrate, devra participer activement à ce processus mortifère. L’amendement d’Elise Leboucher (LFI) accordant à la personne qui souhaite recourir à « l’aide active à mourir » la liberté de choisir entre auto-administration du produit létal (suicide assisté) et administration par un médecin ou un infirmier (euthanasie) a en effet été adopté par les députés. Un changement « tout sauf anodin », a rétorqué le député LR Patrick Hetzel : « on est dans un encadrement juridique qui n’est plus de même nature » avec un « texte de suicide assisté et d’euthanasie, et non plus de suicide assisté et d’exception euthanasique dans un certain nombre de cas limités », a-t-il pointé, s’inquiétant d’une remise en cause de “l’équilibre” (sic !) du texte. C’est toujours la même chose : à partir du moment où l’on remet en question un principe moral fondamental (on n’a pas le droit de se suicider ni d’être suicidé, d’attenter à ses jours, de mettre fin à une vie dont Dieu est l’auteur), il n’y a plus aucune limite. Une porte doit être ouverte ou fermée. On ne peut ni on ne doit faire aucune concession quand il s’agit du bien ou du mal, de la vie ou de la mort, de la santé ou de la maladie, de la vérité ou du mensonge. Comme l’enseignait Mgr Freppel « on ne se relève jamais de l’abandon des principes ».
AVEC CETTE PROPOSITION DE LOI, on se dirige inexorablement vers la mort industrielle des anciens après celle (et avec celle) des bébés à naître. Nous vivons l’époque des génocides. Par persuasion et par action. Tous les pays qui ont légalisé l’euthanasie, du Québec à la Belgique en passant par le Pays-Bas, ont tous connu une explosion de ce type de décès volontaires. D’année en année et à vitesse grand V. Il en ira de même dans notre pays. C’est un moyen cynique de résoudre le problème du financement des retraites. Quand on ne peut baisser drastiquement le montant, déjà modeste, des pensions, qu’on ne peut pas augmenter massivement le taux, déjà élevé, de cotisations, reste à réduire le nombre des retraités. Par un recours massif à l’euthanasie. Par une machinerie de mort industrielle. Avec des blouses blanches qui donnent la mort. Après la seringue dite anti-Covid, voici l’heure de l’injection létale. Pour une éjection fatale. Une solution finale. Du troisième et du quatrième âges.
Aux raisons économiques s’ajoutent des motifs idéologiques. Ce que la maçonnerie a rêvé, la macronie le fait. L’abolition de la peine capitale, comme la dépénalisation de l’avortement, comme l’instauration du Pacs, a été décidée en loges. Il en va de même pour l’euthanasie et le suicide assisté. C’est une vieille revendication de la franc-maçonnerie, comme d’ailleurs la crémation. Et que les députés débattent de ces questions à l’approche de Pâques, fête de la Résurrection, où l’Auteur de la Vie triomphe pour toujours de la mort, est tout sauf un hasard. Le diable sait ce qu’il fait. Il s’agit toujours de salir et de détruire.
A cette culture de mort opposons de toutes nos forces l’amour de la vie, qui se donne, qui se transmet, qui rayonne, qui se sacrifie. Plutôt que les dieux du stade, protégeons, aimons et accompagnons d’abord les vieux au dernier stade. Plutôt que d’isoler les parois et cloisons des maisons au nom de normes écologiques, luttons d’abord contre l’isolement du cœur et les cloisons de nos égoïsmes. Et à la piqûre létale froidement administrée par une blouse blanche dans les ombres de la nuit, au détour d’un couloir de la mort, préférons le don du sourire, la chaleur d’un cœur aimant et compatissant, la délicate attention à autrui et le feu de la charité qui réconforte, embrase, apaise et vivifie. A l’heure du grand voyage.
RIVAROL,<jeromebourbon@yahoo.fr>.
Nous republions intégralement dans notre édition pascale ce très bel article déjà paru dans RIVAROL il y a quelques années à l’occasion de la Semaine Sainte et de Pâques et que nous devons à notre ami Michel Fromentoux, né le 9 juin 1943 à Annonay et qui, depuis son grave accident cérébral survenu il y a quatre ans, le mardi 27 avril 2021, à son domicile parisien, est désormais au Brémien Notre-Dame, l’EPHAD normand administré par la FSSPX. Cet article émouvant évoque avec sincérité, tendresse et nostalgie son enfance ardéchoise, à une époque où la foi et la pratique religieuses étaient encore fort répandues. Ce monde a hélas été englouti par la modernité dévastatrice, le modernisme triomphant et l’apostasie universelle, 51 % des Français, selon une enquête récente, se déclarant désormais athées, le mariage se dissolvant dans le Pacs et la majorité absolue des naissances se faisant aujourd’hui hors union matrimoniale tandis que toutes les perversions morales et sexuelles, y compris les plus inimaginables, se développent, sont encouragées au plus haut niveau et protégées de la critique par des lois d’exception iniques et infâmes. Cet article de notre ami — qui collabora régulièrement, et avec beaucoup de talent, à RIVAROL et à Ecrits de Paris pendant près de dix ans, de 2012 à 2021— aujourd’hui totalement hémiplégique du côté droit (il est en fauteuil roulant et ne peut se servir de sa main droite), est un témoignage magnifique et authentique de ce que fut, jusqu’à la fin des années cinquante du siècle dernier, un monde encore catholique, une France où, dans les campagnes et les petites villes tout au moins, on gardait encore la foi, l’amour de Dieu et de l’Eglise, l’attachement sincère à des traditions si anciennes, si belles, si profondes, si vénérables, si puissantes et si enthousiasmantes. Il nous paraît utile de publier ce témoignage pour que les jeunes générations qui n’ont pas connu ce monde aujourd’hui disparu sachent ce qu’était leur pays à une époque, finalement pas si lointaine, où la foi et les mœurs étaient encore largement chrétiennes et où le wokisme, le LGBTisme et la révolution de Vatican II n’avaient pas encore produit dans la société, dans les cerveaux, dans les cœurs et dans les âmes, leurs horribles métastases.
Jérôme BOURBON.
J ’AI DÉJÀ évoqué, à l’intention de mes lecteurs, les souvenirs enchantés que je garde des très saints jours de la Semaine sainte au temps de mon heureuse petite enfance ardéchoise, il y a fort longtemps. Comme je plains les enfants d’aujourd’hui qui vivent dans un monde laïcisé à outrance, à qui l’on s’obstine à arracher de leurs cœurs tout merveilleux et qu’on appauvrit ainsi d’une si belle puissance de rêve et d’espérance ! Déjà, l’appellation des vacances de printemps au lieu de vacances de Pâques, ne peut pas leur donner le sentiment que nous vivons ce jour-là la fête essentielle et la plus belle de l’année : ils sont en voyage quelque part en France ou à l’étranger, sollicités par mille plaisirs qui ne peuvent que les détourner de la prière et de la méditation.
Tous les ans, malgré mon grand âge, quand je vois approcher, en des jours printaniers, la très sainte fête de Pâques, revivent en moi mille souvenirs de ma très lointaine enfance ardéchoise. Je vous propose aujourd’hui, cher lecteurs, de partager une nouvelle fois avec moi mes souvenirs des temps heureux, ou que, du moins, je croyais tels, des années 1950… La date elle-même de Pâques était une surprise. Avec mes camarades de classe, nous la repérions sur le calendrier dès la fin de l’année précédente, et nous savions s’il fallait se préparer à un second trimestre long et exténuant, qui serait suivi d’un troisième trimestre plus court et des grandes vacances précoces, ou s’il fallait au contraire se réjouir d’un second trimestre court, avant d’entamer un dernier trimestre studieux sous les premières chaleurs de l’été. On ne parlait pas, à l’époque, de « rythmes scolaires », et l’on n’avait pas besoin de “pédagogues” spécialisés dans le découpage de l’année en tranches uniformes, égalitaristes et bêtement monotones : on vivait alors avec le temps du Bon Dieu, avec les imprévus de l’ordre naturel, avec l’alternance chaotique de gros efforts et de moments de détente, et cela donnait tout son charme à la vie scolaire, laquelle était un véritable apprentissage de la vie des grandes personnes dont les horaires ne sont jamais programmés absolument. Donc, le trimestre s’achevait le jour de Pâques, sommet de l’année liturgique, jour le plus beau, jour de la victoire de la vie sur la mort ; et nous allions à l’école toute la Semaine sainte afin de suivre intensément les cérémonies magnifiques de ces temps bénis. Aujourd’hui les familles sont bien souvent en « vacances de printemps » à ce moment-là et ratent l’occasion de se ressourcer dans des réflexions essentielles ; faut-il s’étonner qu’un peuple que l’on cherche à étourdir toute l’année soit si fragile quand surviennent des temps de crise et si prompt à tendre l’oreille à tous les propagandistes du dévergondage intellectuel et moral ? Depuis que Pâques n’est plus dans Pâques, comme Rome n’est plus dans Rome, l’école officielle ne laisse à nul enfant, à nul maître, à nul parent la liberté de méditer sur ce qui est pourtant essentiel dans la vie : nos fins dernières…
LES RAMEAUX : QUAND LA VÉGÉTATION CHANTE LA GLOIRE DE DIEU
Je me souviens que tout commençait le dimanche des Rameaux, jour où, autour de l’église toute neuve de Notre-Dame d’Annonay, cela sentait si bon le laurier, l’olivier et le buis. J’aimais cette odeur puissante et végétale qui flottait dans la grand’ nef où chacun portait sa branche et où l’on participait vraiment avec toute la nature à la gloire de Dieu, pendant que la chorale chantait Hosannah in excelsis ! C’était vraiment une préfiguration du Paradis où Dieu attend les justes à la fin des temps… Et notre vieux curé donnait lentement, saintement, sa paternelle bénédiction sur ces branches si allègrement agitées. J’avais alors environ quatre ou cinq ans, et c’est un souvenir plus profane que je voudrais évoquer ici. J’avais au poing, comme tous les autres enfants, un énorme laurier avec des rubans de couleurs attachant gâteaux, chocolats et pantins — c’était la coutume d’orner ainsi les rameaux… Le pantin était un biscuit en forme d’homme, bras arrondis, ou d’animal, ou de montgolfière, fait d’une pâte à base de beurre, de sucre, d’œufs et d’orange confite, que l’on faisait cuire rapidement et qu’une fois refroidi, on enrobait d’un glaçage rose. Il pouvait mesurer jusqu’à trente centimètres, mais je préférais en avoir de plus petits. Il faut dire que, pour nous, la cérémonie des Rameaux était alors une véritable éducation à la sainteté, car il fallait résister à la tentation de trois péchés capitaux : l’orgueil et la jalousie d’abord, parce que chacun guettait qui avait apporté le plus beau rameau, la gourmandise ensuite parce qu’il fallait attendre la fin de la messe pour déguster ces bons biscuits — et la messe des Rameaux était longue avec la lecture de la Passion ! Nous ne connaissions pas encore le païen Tantale, mais nous vivions son supplice, religieusement, sans nous plaindre…
À la sortie de la messe, nos pantins étaient parfois manchots ou culs-de-jatte, mais dans l’ensemble à peu près présentables car nous avions subi l’épreuve avec sagesse et nous avions alors bien le droit de dévorer ce que nous n’avions pas quitté des yeux pendant presque deux heures. Parfois les pantins arboraient le dessin du bicorne, de la redingote, et des boutons rouges des Suisses en souvenir de la garde suisse qui suivit le pape Pie VI dans son séjour à Valence (non loin de chez nous) en 1798-1799, où il mourut prisonnier du Directoire. Quand nous étions plus grands, nos parents ou des amis nous achetaient encore des pantins, mais nous les mangions après la messe ou en dessert au repas de midi. Cela était évidemment plus convenable… Dans certains villages autour d’Annonay, m’a-t-on raconté, une ancienne coutume voulait qu’on laissât en robe les enfants mâles pendant la prime enfance et parfois jusqu’à six ans. On les embrayait, c’est-à-dire qu’on leur mettait une culotte courte le jour des Rameaux. Mais je n’ai personnellement jamais été témoin de cette coutume, laquelle n’avait rien de commun avec la volonté forcenée d’habiller les garçons en fille pour les habituer à penser en filles selon les promoteurs de la théorie du genre…
PANGE, LINGUA, GLORIÓSI
De mon temps, dans mon Ardèche, dans les écoles des Frères des Écoles chrétiennes, nous restions donc en classe la Semaine sainte, afin de bien participer aux offices religieux. Le Jeudi saint, il fallait se lever très tôt car les cérémonies ne pouvaient avoir lieu l’après-midi et il fallait faciliter la pratique pour les personnes qui travaillaient. Donc il faisait encore frisquet quand commençait la messe au cours de laquelle les cloches s’envolaient pour Rome pendant le Gloria (on nous disait qu’elles reviendraient le matin de Pâques avec des cadeaux si nous étions bien sages…) Puis on procédait au lavement des pieds de douze volontaires et la messe se poursuivait jusqu’à la translation solennelle du Saint-Sacrement à un reposoir orné de belles tentures et de lumières. Le Pange, Lingua, gloriósi que l’on chantait durant la procession est resté gravé dans la mémoire du petit enfant de chœur que j’étais alors et à qui les prêtres savaient faire goûter autant les paroles que la mélodie ; je sentais que le latin et le grégorien exprimaient des vérités allant bien au-delà de ce qu’un langage peut dire. Puis, l’après-midi, restait un autre rite à respecter en ce jour : la visite de tous les reposoirs de la ville. Celle-ci comptait deux églises paroissiales, auxquelles il fallait ajouter une bonne dizaine de chapelles. Avec ma maman, je ne manquais pas un reposoir, et nous pratiquions une halte de recueillement de quelques minutes devant chacun de ces petits autels joliment fleuris et illuminés de la seule lumière des cierges — de vrais avant-goûts du paradis ! —, qu’il ne fallait pas laisser sans adorateurs, ne serait-ce qu’un instant. Nous rentrions fourbus — car la ville d’Annonay est toute en pente…, mais avec plein de visions célestes et réconfortantes. À la maison, je retrouvais quelques innocents petits agneaux meringués que nous avions achetés le matin chez le pâtissier et qui, un ruban jaune autour du cou, ne s’attendaient qu’à être mangés. Nous absorbions ce gentil petit animal avec régal mais avec modération, sans oublier que le Carême n’était pas encore fini et que cette nourriture symbolisait le Christ sacrifié.
STABAT MATER
Le lendemain, le Vendredi saint, il fallait de nouveau se lever très tôt, pour assister à l’Office des ténèbres suivi de l’adoration de la Croix. Et à 15 heures, nous venions en rangs, de l’école, participer au chemin de Croix, avec méditation à chacune des quatorze stations. J’étais particulièrement impressionné par le chant du Stabat Mater, surtout par le couplet : « Sancta Mater, istud agas, Crucifixi fige plagas, cordi meo valide. » (Sainte Mère, daignez imprimer — Les plaies de Jésus crucifié — En mon cœur très fortement). C’est dire avec quelle intensité nous vivions ce moment tragique et essentiel de l’histoire des nations comme de notre propre histoire personnelle. Nous chantions à tue-tête Vive Jésus ! Vive sa croix !, car nous avions déjà l’intuition que cette mort ne serait pas définitive, que le Christ serait vainqueur de la mort… Aussi, le jour du Samedi saint, un peu remis de nos terreurs de la veille, pendant que mon père allait se confesser pour faire ses Pâques, j’allais avec ma mère au marché accueillir le bœuf de Pâques, qui, en général, arrivait tout droit de la foire de Saint-Agrève. Lui et quelques-uns de ses semblables étaient promenés en grande pompe, puis exposés sur la place dite de la Liberté, les cornes enrubannées et la queue nouée d’un ruban éclatant ; chaque maîtresse de maison retenait son morceau pour le rôti du lendemain. J’avais déjà au moins douze ans lorsque fut instituée la veillée pascale du soir du Samedi saint (à partir de 1956). Je servis avec mes camarades cette interminable cérémonie avec bénédiction du cierge pascal, chant de l’Exsultet, renouvellement des promesses du baptême, baptêmes d’adultes, litanies des saints et messe de la Résurrection, mais elle me semblait refléter un certain messianisme qui me mettait mal à l’aise. Nous étions dans les dernières années du pontificat du grand Pie XII, mais déjà des signes d’une volonté de changer les mentalités catholiques se manifestaient. Vatican II se préparait sous le manteau…
IL EST RESSUSCITÉ !
Le joyeux carillon du dimanche matin avertissait le monde que le Christ avait tenu la plus incroyable des promesses : celle de se ressusciter lui-même le troisième jour, donc de nous délivrer de nos péchés pour nous faire vivre avec lui. Les cloches revenaient de Rome et comme j’avais été sage, elles m’apportaient des cadeaux, mais où étaient-ils ? Papa et maman m’aidaient un peu à trouver leur trace dans tout l’appartement ; j’y courais et je trouvais des bonbons ou des biscuits. Puis je partais pour servir la grand-messe dominicale qui avait lieu à neuf heures, je marchais dans la petite rue, comme les disciples sur le chemin de Jérusalem dans le petit matin printanier, et j’aurais voulu parler avec les passants que je croisais, leur dire : « Il est ressuscité. Ne soyez plus incrédules mais croyants. Heureux sont ceux qui n’ont point vu et qui ont cru… » Et comme j’aurais aimé clamer comme mon futur ami, le poète ardéchois Louis Pize (1982-1976), dans la joie du printemps pascal : « Mon Dieu, je crois en Vous comme les plantes poussent. » ! Alors, les vacances de Pâques pouvaient commencer… La nature explosait de vie en toutes ses ramures et en toute sa lumière.
RIEN N’EST IMPOSSIBLE À DIEU
Maintenant que je ne suis plus qu’un vieillard, la fête de Pâques n’a rien perdu à mes yeux de sa fraîcheur printanière. Et je relis dans l’Office des Ténèbres du Jeudi saint ces versets du Psaume 70 : « Ô Dieu, vous m’avez instruit dès ma jeunesse, et je publierai vos merveilles jusqu’à ce jour. Et dans ma vieillesse et ma décrépitude, ô Dieu, ne me délaissez pas, Jusqu’à ce que j’annonce votre bras à toute la génération qui doit venir, Votre puissance et votre justice, ô Dieu, qui s’élèvent jusqu’aux cieux et les grandes choses que vous avez faites : ô Dieu, qui est semblable à vous ? »
NOTRE UNIQUE ESPÉRANCE
Devant toutes ces merveilles du Temps pascal, comment ne pas retrouver l’espérance ? Dans ce monde où tout ce à quoi nous avons cru de tout notre cœur est en train de s’effondrer, où la France dégénère et où même l’Église militante semble mourir, est presque déjà morte, il nous est donné de revivre la douleur des Apôtres et des disciples qui virent Jésus mourir en croix. Ils auraient bien eu tort de désespérer, car au troisième jour, Jésus ressuscita, vainqueur du péché et de la mort, plus que jamais Sauveur et Roi des nations. Il faut toujours garder l’espérance, même au-delà du raisonnable, car rien n’est impossible à Dieu. C’est pourquoi tout désespoir est une sottise absolue, comme Maurras le disait pour la politique, et comme d’autres ont pu le dire pour la religion.
Restons intégralement et profondément fidèles à l’Église des saints et à la France de Clovis, de saint Louis et de sainte Jeanne d’Arc. Nous sommes encore dans le Vendredi saint, mais après, il y a le matin de Pâques. Le Christ est victorieux pour l’éternité et si aujourd’hui, ici-bas, tout semble aller toujours plus mal, si le catholicisme paraît connaître une crise terminale, la victoire définitive là-haut nous est promise pourvu que nous restions fidèles et persévérants jusqu’au bout. Quoi qu’il en coûte. Telle est assurément la grâce à demander instamment à notre Divin Maître en ce sommet du calendrier liturgique, en cette Semaine Sainte qui est incontestablement la plus grande et la plus belle de l’année. […]
Michel FROMENTOUX.